Histoire Des Libertines (10) : Aliénor DAquitaine, Une Femme Libre Aux Temps Des Troubadours.
Aliénor dAquitaine (1122-1204) a été tour à tour reine de France puis reine d'Angleterre. Duchesse dAquitaine et comtesse de Poitiers, elle occupe une place centrale dans les relations au XIIème siècle entre les royaumes de France et dAngleterre : elle épouse successivement le roi de France Louis VII (1137), puis Henri II Plantagenêt (1152), renversant ainsi le rapport des forces en apportant ses terres à lun puis à lautre des deux souverains. À la cour fastueuse qu'elle tient en Aquitaine, elle favorise l'expression poétique des troubadours en langue d'oc. À compter de son premier mariage (pendant lequel elle a participé à la deuxième croisade), elle joue un rôle politique important dans lEurope médiévale.
Tout en étant exceptionnelle, la vie d'Aliénor témoigne du comportement très libre des femmes au Moyen Âge, du moins dans les classes supérieures. Elles suivent leur mari à la croisade, étudient, animent des cours etc. Elles sont néanmoins handicapées dans la conduite de la guerre. Comme Aliénor, elles doivent dans ces occasions se faire épauler par un mari, un fils ou un fidèle vassal.
Célèbre par sa beauté et sa culture, Aliénor a été lobjet privilégié des poètes et écrivains de son temps, tantôt partisans, tantôt hostiles, qui nous transmettent deux portraits très différents de la grande dame du XIIe siècle : une « légende noire », celle dune femme légère et avide de pouvoir, et une « légende dorée », celle dune princesse brillante, incarnation de la Dame idéalisée des troubadours.
HERITIERE DU DUCHE DAQUITAINE
Aliénor est la fille de Guillaume X, duc dAquitaine. Elle reçoit l'éducation soignée d'une femme noble de son époque à la cour dAquitaine, lune des plus raffinées du XIIème siècle, celle qui voit naître lamour courtois (la fin amor), et le rayonnement de la langue occitane, entre les différentes résidences des ducs dAquitaine, comme Poitiers et Bordeaux. Elle apprend le latin, la musique et la littérature, mais aussi l'équitation et la chasse.
Elle devient lhéritière du duché d'Aquitaine à la mort de son frère Guillaume Aigret, en 1130 et succède à son père en 1137.
REINE DE FRANCE : « Jai épousé un moine »
En 1137, elle épouse Louis VII le jeune (1120-1180), qui accède au trône la même année.
Ayant grandi à la cour de Poitiers, Aliénor voulut reproduire ce mode de vie à la cour de France. Elle fit donc venir des troubadours et des artistes des quatre coins du pays, introduisit de nouveaux aliments tels que des confitures, des roses et du gingembre confis vénitiens
Elle fit découvrir aux dames de la cour un style vestimentaire beaucoup plus osé : des robes très colorées avec de larges décolletés plongeants par exemple. Elle invente de nouveaux jeux et organise des tournois. Malheureusement, tous ces changements et son goût pour le luxe lui valurent de nombreuses critiques
Très belle, mais froide et réservée, desprit libre et enjoué, Aliénor déplaît à la cour de France. Elle est critiquée pour sa conduite et ses tenues jugées indécentes, tout comme ses suivantes. Ses goûts luxueux (des ateliers de tapisserie sont créés, elle achète beaucoup de bijoux et de robes) étonnent.
Les troubadours quelle fait venir ne plaisent pas toujours : Marcabru est renvoyé de la cour pour avoir chanté son amour pour la reine. Certains pensent quil fût lun des amants de la reine légère.
Certains historiens attribuent ces critiques à linfluence quelle aurait sur le roi. Aliénor encourage la passion coupable de sa sur Pétronille avec Raoul de Vermandois, déjà marié. Elle pousse le roi à faire dissoudre ce mariage pour que sa sur Pétronille d'Aquitaine, amoureuse, puisse lépouser, ce qui causa un conflit avec le comte de Champagne, Thibaut IV de Blois, frère de l'épouse délaissée.
Aliénor donna deux filles à Louis VII, mais pas lhéritier mâle attendu.
La piété de Louis VII, déjà grande, prend une tournure mystique après les évènements de Champagne en 1143.
Si Aliénor reproche à Louis VII son austérité, le Roi reproche à son épouse de l'avoir entraîné dans des guerres inutiles par ses intrigues incessantes. Pour expier ses fautes, Louis VII décide de se croiser. Partis de Saint-Denis en 1147, les époux royaux et leur suite gagnent Byzance, puis Antioche en 1148 après avoir subi de lourdes pertes.
LE SCANDALE DANTIOCHE
Aliénor invite le troubadour Jaufré Rudel à la suivre lors de la deuxième croisade, et emmène avec elle toute une suite, avec de nombreux chariots. Augmentée des épouses des autres croisés, la croisade française se trouve encombrée dun interminable convoi qui la ralentit. La découverte de lOrient, avec ses fastes et ses mystères, fascine Aliénor et rebute Louis à la piété austère et rigoureuse. Les causes de discorde entre les deux époux sajoutent aux difficultés du voyage et à léchec de cette seconde croisade.
Les chroniqueurs suggèrent, sans véritablement laffirmer, quAliénor dAquitaine aurait eu des « faiblesses » pour son oncle Raymond de Poitiers, prince dAntioche. Raymond et Aliénor ont passé leur enfance et leur adolescence ensemble, entourés de troubadours. Aliénor a 25 ans. Raymond à peine la trentaine. Cest à ces moments très doux de son enfance que pense Aliénor dès quelle retrouve Raymond. A dire vrai, elle prend grand plaisir en sa compagnie.
Ils se promènent tous les deux dans les jardins, ressassent leurs souvenirs, senferment dans le palais pour dinterminables tête-à-tête, oublient même de se rendre aux fêtes quils ont eux-mêmes organisées.
Grand, mieux fait de son corps quaucun de ses contemporains, Raymond les dépasse tous au métier des armes et en science de la chevalerie. Cest lun des princes les plus séduisants de son temps.
Aliénor, de son côté, est coquette. Elle a de grandes lèvres, des yeux vifs, une chair lisse et ferme, une poitrine généreuse, si avenante et gaie quelle sert de point de mire aux moult chevaliers qui fréquentent la cour.
Sa nièce nest pas heureuse, Raymond le sait. Cent fois elle lui a énuméré ses malheurs, raconté ses mauvaises nuits, ressassé quelle a limpression davoir épousé un moine. Lempressement de loncle à satisfaire les vux de la nièce, les nombreuses promenades quils soctroient seule à seul, leurs interminables tête-à-tête dans les alcôves du palais, font jaser.
Il sest dit aussi que, lors de son séjour à Antioche, Aliénor aurait eu une liaison avec un jeune émir syrien de passage à Antioche : Salamah Ibn Al-Yanis. Ce prince na pas trente ans et parle couramment la langue franque. Cest un chevalier accompli, grand, mince, taillé comme les rocs de sa Syrie natale. Bref, de fort belle prestance.
Raymond estimait que l'armée croisée devait aller reconquérir Edesse, la ville dont la chute, en 1144, avait déterminé Bernard, l'abbé de Clairvaux, à prêcher à Vézelay la IIe Croisade. La frontière des royaumes latins de Syrie ne se trouvait-elle pas menacée tant que la ville serait entre les mains des Turcs ? Mais le roi Louis ne pensait qu'au pèlerinage aux saints lieux et, sans vouloir entendre les raisons qui lui étaient opposées, il décide de se rendre d'abord à Jérusalem.
Aliénior se range à l'avis de son oncle. Elle affirme qu'elle demeurera à Antioche avec ses propres vassaux et lance dédaigneusement à son mari : « Je croyais avoir épousé un homme et non un moine! »
Le « moine » se fâche.
La trahison politique dAliénor doublerait donc la trahison matrimoniale. Aliénor est décrite par ses adversaires comme une poupée manipulée, sans volonté, ce qui est une des manières principales dont elle a été représentée (avec la figure de la nymphomane). Aliénor aurait effectivement eu des relations ueuses avec son oncle, et a voulu ensuite rester avec lui, au point de ne pas craindre de se séparer de son époux.
Quant à linfidélité de la reine, elle nest pas impensable au XIIème siècle : parmi les exemples de l'histoire, le plus proche est celui de la reine Marguerite, épouse dHenri le Jeune et soupçonnée d'avoir été pour un temps maîtresse de Guillaume le Maréchal. Le contexte de la croisade aggrave encore la sensibilité à ce qui touche la sexualité : la sexualité au cours de la croisade, même légale, était déjà jugée de façon défavorable. Sans évoquer Aliénor, plusieurs contemporains attribuent léchec de la deuxième croisade aux fautes morales des croisés.
Sur cet incident, une infidélité paraît acquise aux contemporains, et même bien avant la mort dAliénor, les chroniqueurs brodent assez rapidement : Hélinand de Froidmont, dans sa Chronique universelle, comme Aubry de Trois-Fontaines, affirment quelle se conduisit plus en putain quen reine. On identifie lamant à Raoul de Faye, ou à un Sarrasin (voir plus haut) qui lui aurait été présenté par Raymond.
Lélément primordial est cette évocation dune possibilité dannulation du mariage à linitiative de lépouse, et qui a ment dû être préméditée. Ce faisant, cest elle qui décide de la rupture du mariage, chose impensable dans lunivers mental masculin dalors : cest pratiquement elle qui répudie son mari !
On peut penser que les soupçons de Louis VII étaient justifiés, comme lont fait la plupart des chroniqueurs dès que lincident a été narré. Au demeurant, la réalité de ladultère importe peu. Ce qui est très important cest le fait que les contemporains dAliénor ont réellement cru quelle était une reine luxurieuse et une reine nhésitant pas à prendre linitiative de la rupture.
DIVORCEE ET A SON INITIATIVE
Plus tard, 3 ans après le retour de la croisade, Aliénor pensait peut-être déjà épouser Henri, le fils de Geoffroy V d'Anjou, qu'elle avait rencontré en août 1151 à Paris alors qu'il accompagnait son père qui avait été convoqué par Louis VII.
Le 21 mars 1152, l'annulation du mariage fut prononcée lors du Second concile de Beaugency permettant à l'Angleterre l'accroissement inespéré de ses territoires continentaux.
Aussitôt, elle rentre à Poitiers et manque dêtre enlevée deux fois en route par des nobles qui convoitent la main du plus beau parti de France : le comte Thibaud V de Blois et Geoffroi Plantagenêt.
Henri pouvait plaire à la légère Aliénor ; elle ne trouvait pas dans lextérieur de ce jeune chevalier la sévérité de Louis ; lair et le maintien de Henri Plantagenêt annonçaient sa haute naissance ; ses cheveux dun blond doré, parfumés et rangés avec soin, ornaient admirablement son front ; sa physionomie spirituelle, fine et prudente ; son regard, doux et agréable dans le repos, foudroyant et plein de feu dès quil était animé par la colère, son adresse pour tous les exercices du corps, sa grâce au milieu de sa cour, où il aimait à paraître le faucon au poing, le don de la parole, tous ces avantages, relevés du prestige de la jeunesse (il avait à peine vingt ans), étaient plus quil ne fallait pour gagner lamour de lhéritière de Guyenne.
Le 18 mai 1152, huit semaines après l'annulation de son premier mariage, elle épouse à Poitiers ce jeune homme fougueux, futur roi d'Angleterre, d'une dizaine d'années son cadet. Le 19 décembre 1154, ils sont couronnés roi et reine dAngleterre par Thibaut du Bec, archevêque de Cantorbéry. Dans les treize années qui suivent, elle lui donne cinq fils et trois filles. Aliénor vécut une relation passionnée avec Henri II dAngleterre.
REINE DANGLETERRE, EN RUPTURE AVEC HENRI II
Le mariage avec Henri II ne fut pas plus heureux que le premier : Aliénor, jalouse de plusieurs dames de la cour, fit assassiner l'une d'elles Rosemonde; en outre, elle jeta le trouble dans la famille royale, et souleva même les s contre leur père Henri.
Malgré sa réputation de femme légère, Aliénor est excédée par les infidélités de son époux. Aliénor est horrifiée par l'assassinat de Thomas Becket dans sa cathédrale de Cantorbéry en Angleterre, en 1170.
En 1173, elle trame le complot qui soulève ses fils Richard, Geoffroy et Henri le Jeune contre leur père, Henri II. Cette révolte est soutenue par Louis VII, le roi d'Écosse Guillaume Ier, ainsi que les plus puissants barons anglais. Aliénor espère lui reprendre le pouvoir mais, lors d'un voyage, elle est capturée. Aliénor sera emprisonnée pendant presque quinze années, dabord à Chinon, puis à Salisbury, et dans divers autres châteaux dAngleterre. Henri II tente en vain de faire dissoudre le mariage.
Après la mort d'Henri II, le 6 juillet 1189, elle est libérée par lordre du nouveau roi, son fils Richard Cur de Lion. Elle sera jusquau bout le soutien actif de ses fils, et notamment de son préféré, le célèbre Richard Cur de Lion. Après la mort prématurée de Richard, en 1199, Aliénor défend jusqu'à son dernier souffle, à 82 ans, l'empire Plantagenêt.
Le dernier acte politique de sa vie fut la négociation du mariage de Louis (futur Louis VIII), fils de Philippe-Auguste, avec Blanche de Castille ; elle-même avait voulu se charger daller à la cour dAlphonse le Noble, conclure cette union et ramener la jeune princesse.
Qui aurait prévu, à lheure du divorce de Louis le Jeune, quun jour la France devrait la mère de Saint-Louis aux soins dAliénor dAquitaine !
LA LEGENDE NOIRE
Belle, gaie, sensuelle, d'une nature chaude et ardente, Aliénor avait été élevée dans le luxe et le raffinement des cours du Midi. Physiquement, elle a sans doute ce « teint de lys et de rose » des belles dantan : son visage aux traits délicats, où brillent des yeux verts, est célèbre pour sa blancheur. Elle est belle, certes, mais pas question de lui demander de se taire. Intelligente, habile en politique, femme desprit, lettrée (elle adore les poètes et les poètes ladorent), la duchesse dAquitaine est dotée dun solide caractère.
Très tôt, Aliénor a fait lobjet dune « légende noire » qui voit en elle la séductrice impénitente à laquelle les chroniqueurs ont prêté mille liaisons coupables. Femme de caractère, pétrie de cette culture occitane volontiers libertine qui a donné naissance aux poèmes licencieux de son propre aïeul, Guillaume IX, elle est assurément une reine « courtoise », en situation de rupture par rapport au modèle féminin admis. Une « légende noire » entoure Aliénor, parce quelle a trompé son premier mari, quelle a abandonné le roi de France pour le roi dAngleterre. Cétait une femme qui ne voulait pas se laisser marcher sur les pieds, et défendre ses prérogatives en tant que duchesse dAquitaine. Ce genre de jugement a toujours existé : encore aujourdhui, quand une femme réussit, certaines personnes laccusent de promotion canapé.
Aliénor était une mère aimante, qui a eu beaucoup ds, dont plusieurs deviendront rois. Elle aimait les arts et la culture, a parcouru lEurope, est allée jusquen Terre Sainte. Cétait une femme exceptionnelle.
Au total, Aliénor est une femme que jadmire du fait de son courage et de sa volonté, mais aussi de sa beauté et de son indépendance. Qui pourrait au final la blâmer davoir finalement cocufié le roi Louis VII, qui devait être bien ennuyeux au lit ? Et davoir préféré au « roi-moine » son bel oncle, un vigoureux sarrasin ou de tendres troubadours ? A sa place, javoue que jaurais fait les mêmes choix !
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